La transmission des mémoires familiales inconscientes: comment ça se passe?
La transmission des mémoires familiales inconscientes : comment ça se passe ?
« Je pardonne à Ma d’être partie. Mais je ne comprends pas pourquoi elle n’est jamais revenue, pourquoi elle m’a abandonnée […] tu m’avais expliqué qu’une renarde laisse parfois ses petits si elle risque de mourir de faim ou dans des conditions de stress extrême. Les petits meurent, et cela se serait sans doute passé de toute façon, mais la renarde continue à vivre pour en mettre au monde d’autres quand la situation sera meilleure, quand elle pourra amener une nouvelle portée à maturité. […] Dans le monde sauvage, là où on entend le chant des écrevisses, ces comportements en apparence impitoyables augmentent en fait le nombre de petits qu’une mère peut porter durant sa vie ; [et c’est ainsi que] les gènes de l’abandon des rejetons en période de stress passent à la génération suivante. Puis à la suivante. La même chose se produit pour les humains. Certains comportements qui nous paraissent insensibles aujourd’hui, ont permis la survie des premiers hommes au fond du marais où ils pouvaient se trouver à l’époque. Sans ça, nous ne serions pas là. Nous conservons ces mêmes instincts dans nos gènes, et ils s’expriment dans des circonstances données. […] Il est possible qu’un élan primitif -des gènes anciens qui ne sont plus d’actualité- ait poussé Ma à nous quitter à cause du stress, de l’horreur et du danger réel qu’il y avait à vivre avec Pa.
[…] savoir que ces instincts sont dans notre matériel biologique peut aider à pardonner même à une mère défaillante. Ça peut expliquer qu’elle soit partie. Mais je ne vois toujours pas pourquoi elle n’est pas revenue. Pourquoi elle ne m’a même jamais écrit. Elle aurait pu m’envoyer une lettre après l’autre, une année après l’autre, jusqu’à ce que finalement l’une d’elle me parvienne. » (Delia OWENS, Là où chantent les écrevisses, Points, pp 299,300)
Dans ce splendide roman, la petite Kya a vécu un abandon terrible que son frère lui a expliqué par la présence d’un matériel génétique dont les générations se transmettent la trace. Trace d’une stratégie de survie qui a jadis permis aux habitants du marais (l’univers de Kya) de continuer à vivre et à se reproduire. Kya s’adapte à la violence familiale et à l’abandon maternel en se retirant du monde dans une solitude terrible.
Je me suis posé la question de la trace que ce bagage traumatique pourrait laisser dans les générations suivantes, et surtout comment s’opère la transmission. Celle qui se passe par devers les membres de la lignée, en filigrane des récits des grands-mères, ou même celle qui s’opère sans le support du narratif. Cette réflexion permet d’ouvrir l’intrapsychique sur ce qui inscrit le sujet au-delà des liens synchroniques, dans des liens diachroniques générationnels.
« On peut distinguer trois sortes principales d’équipements transmis de générations en générations : un équipement génétique ; un équipement historique ; comprenant des éléments conscients et inconscients ; un équipement psychique » (G.Decherf)
Je reprends ci-après des hypothèses venant de différents domaines d’étude qui alimentent une réflexion sur « comment » se fait la transmission de l’équipement psychique : comment se transmet la trace dans le psychisme d’un ascendant, trace laissée par un vécu spécifique (je me concentrerai surtout sur les vécus traumatiques, d’angoisse et de deuil). La question se formule donc en ces termes : les vécus laissent une trace dans le psychisme de celle/celui qui en fait l’expérience, comment cette trace s’imprime, laisse son empreinte, dans le passage des générations ?
L’empreinte de la trace se fait
· au moment de la conception,
· lors de la gestation et de la naissance
· après, tout le long de la vie :
1. L’empreinte lors de la conception
Approche de la question du point de vue de l’épigénétique
L’épigénétique est le domaine qui étudie comment l’environnement et l’histoire individuelle influent directement sur l’expression des gènes.
Les mécanismes épigénétiques sont retrouvés dans l’apprentissage, la mémoire à long terme, les addictions, les troubles anxieux, la schizophrénie, les troubles alimentaires, le stress post-traumatique.
L’épigénétique va observer
· si les gènes s’expriment ou pas (sont lisibles ou pas). Par exemple, dans la boucle du stress, le mécanisme de régulation du cortisol est important pour diminuer le taux de cortisol dans le sang (sinon il y a entre autres un impact sur l’ hippocampe avec une hypersensibilité des récepteurs). Une étude a montré que des personnes abusées dans l’enfance présentent une faible expression du gène responsable de la régulation du cortisol (donc, que l’environnement ou les événements ont impacté l’expression du gène). L’excès de cortisol modifie les récepteurs au niveau de l’hippocampe ce qui peut induire des troubles psychiques.
· comment cette expression est transmise à travers les générations. Des études ont montré que dans les familles qui ont été déportées, les descendants souffrent plus de stress et cela se manifeste dans le marquage épigénétique jusqu’à trois générations (celui qui l’a vécu, son enfant, son petit-enfant). Cette transmission se fait, entre autres, par les gamètes (transmission germinale) et particulièrement via les cellules spermatiques. La bonne nouvelle est que la trace épigénétique est réversible (par un accompagnement psychothérapeutique et médicamenteux, par le réseau social etc…)
2. L’empreinte dès la gestation
Approche de la question du point de vue de la psychanalyse
Ce qui se passe durant la gestation entre le fœtus et sa mère est « engrammé » par l’enfant. « La première mémoire prénatale est une mémoire par imprégnation » (JM Delassus, le Génie du fœtus). Même avant sa conception, dans la manière dont les parents « rêvent » l’enfant à venir, une matrice d’informations se met en place, comme une sorte d’enveloppe informationnelle (P. Sieca) dans laquelle l’enfant va s’insérer.
La rêverie parentale durant la gestation inscrit l’enfant dans une lignée. Le petit est pris dans la trame générationnelle des enchaînements du désir conscient et inconscient que les parents ont sur leur enfant à chaque passage de génération. Dans ce projet parental se retrouve le rapport du père et de la mère au désir de leurs propres parents eux-mêmes. « L’individu est au départ un héritier » (Vincent De Gaulejac, la Névrose de classe). Le lien conjugal d’où émerge la rêverie parentale, se construit et repose entre autres sur les failles de la filiation de chacun des partenaires : le choix de vie commune avec un partenaire et la rêverie parentale s’effectue sur la collusion des aspects transgénérationnels des deux lignées (Christiane Joubert).
3. L’empreinte après la naissance
Approche de la question du point de vue de la psychanalyse
Avec le tout petit, la transmission de traces se fait via l’inscription d’éprouvés corporels dans le nursing/soin.
Pour devenir des parents suffisamment bons (D.Winnicott), « il faut avoir pu bénéficier de soins favorables de la part de l’environnement maternel et familial pour que nos angoisses d’enfant soient réduites et pour que nous puissions les gérer ensuite nous-mêmes […]. Autrement dit, il faut que nous puissions devenir notre propre parent interne à l’égard de ces angoisses. » (G.Decherf). La fonction maternante est double : protectrice par rapport aux agressions de l’extérieur, mais aussi transformatrice des émotions et sensations que le bébé ne peut gérer lui-même. Cette fonction est appelée la fonction alpha (W.R. Bion) « après que les parents ont assuré une réduction des aspects négatifs ou trop durs de la réalité, après qu’ils ont prédigéré les aspects inacceptables pour qu’il puisse les assimiler, les intégrer, l’enfant, ayant intériorisé l’enveloppe parentale de contenance, deviendra le propre parent de ses parties infantiles. […] l’enfant pourra donc lutter plus efficacement et de façon plus autonome contre les angoisses de mort associées à une relation trop proche (angoisses d’étouffement) ou trop lointaine (angoisses d’abandon) » (G.Decherf).
Mais que se passe-t-il si le parent a hérité de vécu traumatique encrypté, qu’il est pris dans un deuil, qu’il a été abusé etc… et arrive au seuil de la parentalité sans avoir pu élaborer ces restes ; si bien que ce parent interne suffisamment bon n’a pas encore pu advenir ?
Abraham et Torok parlent de fantômes lorsque des vécus traumatiques non élaborés sont transmis à l’enfant. Ces contenus sont comme des « résidus radioactifs » (Marion Feldman et al.) car le parent constitue une fonction miroir pour le bébé qui se voit comme un reflet dans le visage du parent. Il est comme un récepteur de cette radioactivité. Dans la dyade parent–enfant, se présente alors un paradoxe : « Un arrière-plan de sécurité provient d’un sentiment de sécurité qui s’est développé dans le cadre de la relation mère-enfant, au sein d’une famille rassurante et dans un contexte social organisé avec un attachement secure. Et un arrière-plan d’inquiétante étrangeté qui est une expérience vécue sans signification, ne pouvant être verbalisée, et donc liée aux violences subies. Les deux plans fonctionnent en alternance. L’arrière-plan d’inquiétante étrangeté ne peut être ni assimilé ni intégré à des structures préexistantes ou à des expériences de la vie présente. Dans la relation mère-bébé, ce comportement peut se manifester par des attitudes de la mère qui peuvent parfois être adaptées avec son bébé lorsque l’arrière-plan de sécurité prédomine, et parfois il y a inadaptation, lorsque l’arrière-plan d’inquiétante étrangeté prévaut. On peut alors observer une juxtaposition de présence et de vide ou d’une disponibilité psychique suivie par une indisponibilité ou une incohérence à être avec le bébé. La mère est composite (Tauber), c’est-à-dire, composée de multiples aspects et clivages (Gampel)» (M Feldman et al., Des résidus radioactifs au cœur d’une dyade mère-bébé ou la transmission du trauma d’une mère à son bébé)
Les échanges de « résidus radioactifs » altèrent les fonctions maternantes si bien que l’infantile du parent et l’enfant réel sont confondus. G.Decherf et E. Darchis parlent alors de parentalité confuse.
Lorsqu’il y a trop de trous dans le tissu mythique familial (cfr les impensés de la transmission, ce qui ne peut se dire car non-élaborés par les générations précédentes), « la transmission psychique transgénérationnelle […] empêche l’écart nécessaire pour l’accueil du tiers et bloque l’évolution de la vie familiale ; ceci entraîne des fonctionnements intra-familiaux sur le mode du collage-rupture » (Chr. Joubert, le Rôle du transgénérationnel dans le lien de couple). Il y a une répétition des fonctionnements familiaux antérieurs, sans qu’il n’y ait possibilité de transformation au passage des générations, la naissance d’un enfant ne peut pas amener du tiers, c’est-à-dire ne peut pas amener de l’autre.
« La transmission des deux lignées se met en collusion au sein du lien du couple et les transgénérationnels respectifs forment des pactes dénégatifs* transmis au travers du nursing. […] A l’adolescence, moment de quête identitaire et de remaniement pulsionnel, le corps deviendrait un lieu de résonnance pour les impensés de la transmission (Ch. Joubert cite Ferenczi) »
*Les pactes dénégatifs (R. Kaës) sont des représentations inconscientes, refoulées, déniées qui constituent le socle du lien. Elles sont infiltrées de traces transgénérationnelles, à l’origine de cryptes, secrets, dénis, non-dits, clivages : des traces sans mémoire, non élaborées.
Ainsi, la manière dont l’environnement familial va prodiguer des soins à l’enfant ou va accueillir et gérer ses éprouvés est partiellement déterminé par ce qui est transmis au travers des générations et par ce qui est resté encrypté à l’insu de chacun. E. Granjon parle d’enveloppe généalogique contenante.
J.Laplanche rappelle que la transmission parents-enfant se passe entre autres via l’agir des gestes de soins prodigués à l’enfant et dont beaucoup sont de l’ordre de l’intrusion (nez, bouche, anus,…). L’adulte est dans une relation asymétrique avec l’enfant qui est dépendant de lui étant donné son immaturité physiologique et physique. Les gestes de soin, dans la rencontre sensorielle avec l’enfant, sont porteurs de messages, dont seulement une partie est traduisible, décodée, par l’enfant, le reste est énigmatique et constitue ce que J.Laplanche nomme l’inconscient enclavé et C.Dejours nomme l’inconscient amential.
Approche de la question du point de vue de la sociologie
L’individu, être social, reçoit aussi en héritage les habitus incorporés par ceux qui l’ont précédé. L’habitus est le produite de toutes les expériences biographiques, le résultat d’un ensemble de pratiques qui se sont constituées au fil des jours et capitalisées en fonction de leur pertinence. C’est un processus en grande partie inconscient qui s’inscrit dans le corps et dans le psychisme ; dans les manières de parler, de se déplacer, de marcher… «Histoire incorporée, faite nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit » (Bourdieu)
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