Analyse du roman “BELOVED” à travers la question de la transmission générationnelle du trauma et la question du fantôme

(les références des pages concernent l’édition 10/18 de 1989)

 

Ce qui fait trauma pour Denver et Sethe

Ce qui fait trauma, ce sont les rapts successifs par les blancs, conjugués à l’irruption du réel de la mort, dans une absence d’environnement secourable (Hilflosigkeit, décrit par Freud).

Sethe et Denver sont précédées de générations d’esclaves. L’esclavage et les conditions de vie des esclaves constituent en eux-mêmes un trauma qui est encrypté au fil des générations (rapt de liberté)

Le roman dévoile de manière plus précise certains événements que les protagonistes vivent de manière traumatique et sur lesquels je me suis arrêtée :

·       On a volé le lait que Sethe gardait pour ses bébés (« du lait, c’est tout ce que j’ai jamais eu » (223) « ils m’ont pris mon lait » (31) ), ils ont détruit le lien ontologique entre la mère et son petit, et ont par là réduite Sethe à moins qu’un animal (car ils ont pris possession de son lait de mammifère) Rapt d’animalité/humanité

·       Quand elle retrouve son bébé après sa fuite, elle ne retrouve pas un bébé mais un enfant qui rampe « le bébé qui ne savait que s’asseoir et se retourner quand je l’ai mise à bord du chariot rampait déjà » (223) Le récit est scandé de ce « elle rampe déjà » qui montre que l’événement traumatique a arraché à Sethe non seulement son rapport animal à son enfant mais aussi le temps de fusion mère-bébé. Elle retrouve un enfant capable de se déplacer seule. Même si elle retrouve son enfant en vie, elle a néanmoins perdu un bébé. Le trauma fait trou dans son histoire. rapt de maternité

·       La subjectivité ne peut se construire, les esclaves sont réduits à des objets qui ne portent pas de nom (Paul D, Number Six etc…) rapt de subjectivité

·       La capacité de penser est gardée sous emprise avec par exemple la technique de la  dissonnance cogitive. Par ex les maîtres ont tout pouvoir et ont nommé leur lieu d’esclavage et de torture « le bon abri ». Là où semble être la sécurité est en fait là où se trouvent vos tortionnaires rapt de pensée

Rapts + irruption du réel de la mort + aucun environnement secourable à trauma

Ce que le roman dit de la trace laissée par le trauma

On serait enclin à penser que la liberté nouvellement acquise pourrait permettre la réparation, mais il n’en est rien. Même l’accalmie qui suit n’est que temporaire, une illusion, car les tortionnaires viennent les rechercher et là a lieu un  passage à l’acte aveec un retour du clivé : Sethe égorge sa fille et s’apprête à tuer ses autres enfants. Les tortionnaires blancs qui viennent rechercher les esclaves sont comme le trauma qui fait retour, c’est le retour du réel de la mort. Sethe met en scène ce que l’esclavage lui a fait : une mort psychique où les esclaves appartiennent à des blancs qui ont pouvoir de mort sur eux

 Suite à ce retour du sauvage, la communauté les abandonne, le trauma qui a fait retour dans le sauvage les a mis hors la loi chez les blancs mais aussi dans leur propre communauté. Et c’est à ce moment, dans l’isolement total que se crée le fantôme qui hante les lieux. Il efface la frontière entre les vivants et les morts, rejette Sethe et Denver dans un espèce de noman’s land à la frontière entre 2 mondes.

La trace du trauma prend la forme d’un arbre dans le dos de Sethe « Maître d’école en a obligé un à m’éclater le dos, et quand ça s’est refermé, ça a fait un arbre. Il y pousse toujours » (31) Le trauma reste vivant dans son corps et peut aussi faire penser à son arbre généalogique dont la sève est le trauma et qui continue à se déployer à partir de là. « Grand- mère sentait l’écorce le jour, et les feuilles la nuit » (34)

Sethe n’est pas capable de se mettre en projet : « tous ses efforts avaient été consacrés non pas à éviter la souffrance, mais à la traverser le plus vite possible. L’unique série de projets qu’elle avait formés – se sauver du Bon Abri -  avait avorté si complètement qu’elle n’avait jamais plus osé défier la vie en en concevant d’autres. » (60) « Pour Sethe, l’avenir reposait sur la possibilité de tenir le passé en respect » (65) « Mais le cerveau de Sethe ne s’intéressait pas à l’avenir. Chargé de passé (…) il ne ménageait aucune place pour imaginer, sans parler d’organiser, le lendemain » (104)

Elle ne peut se laisser aller à ressentir les choses, la présence de l’autre : « Pouvait-elle se laisser aller à ressentir ? A compter sur quelque chose ? » (60) « vous n’aviez droit qu’à un royaume de fourmis. A l’exclusion de tout ce qui était plus grand. Une femme, un enfant, un frère – un grand amour comme ceux-là vous eût déchiré de part en part « (228) Seul le travail manuel permet de canaliser les poussées d’affects traumatiques et est un refuge « Pétrissant et repétrissant. Rien de mieux que cela pour aborder le travail sérieux de la journée, qui consistait à refouler le passé. » (107)

Certains sens sont exacerbés dans une sorte d’hypermnésie, ou au contraire hypertrophiés dans un évitement  : « la dernière couleur dont elle se souvînt, c’était le rose qui pailletait la pierre tombale de sa petite fille. Après cela, elle n’avait pas eu plus conscience des couleurs qu’une poule (…) C’était comme si, un jour, elle avait vu le sang rouge d’un bébé, un autre jour les paillettes roses de la pierre tombale, et puis plus rien. « (61) « je cherchais partout ce chapeau, après ça, je me suis mise à bégayer » (279) « Aujourd’hui, je peux de nouveau regarder les choses » (279)

Aimer, s’attacher aux personnes, aux lieux, aux choses est dangereux pour qui a connu le rapt (rapt de lait, de vie, d’identité, …) : « Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué ; surtout si c’étaient ses enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après » (69)

 

L’impact sur les générations suivantes

Denver reprend à son compte les traumas de ses ancêtres qui ont fait leur chemin à travers les générations de manière encryptée :  « cela lui donnait le sentiment d’une facture impayée quelque part et qu’elle, Denver, devait la régler. Mais elle ne voyait pas très bien à qui payer et avec quoi » (113)

Pendant plusieurs années après le drame, elle est littéralement sourde au monde extérieur et « lente d’esprit » (230).

Elle est constamment en hypervigilence « Tout le temps j’ai peur que se reproduise la chose qui est arrivée et qui a fait que ce n’était pas grave pour ma mère de tuer ma sœur. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas qui c’est, mais peut-être qu’il se passera encore quelque chose d’assez terrible pour qu’elle recommence. J’ai besoin de savoir ce que cette chose peut bien être, mais je ne le veux pas. Quoi que ce soit, ça vient du dehors de cette maison, du dehors de la cour, et ça peut venir en plein dans la cour si ça a envie. Alors je ne quitte jamais la maison, et je surveille la cour, pour que ça ne puisse plus arriver et que ma mère n'ait plus à me tuer moi aussi. » (285) « Je dépensais tout mon moi du dehors à aimer m’man pour qu’elle ne me tue pas » (288) « Je peux la protéger jusqu’à ce que mon papa arrive et m’aide à surveiller m’man et tout ce qui pourrait entrer dans la cour » (289)

 Les pertes successives auxquelles Denver est confrontée (ses deux frères quittent la maison et sa grand-mère meurt) sont vécues de manière traumatique avec un sentiment de liquéfaction. « Elle sent son propre volume s’amenuiser, se dissoudre dans le néant. Elle s’empoigne les cheveux, assez pour les déraciner de ses tempes et arrêter la fonte un moment. Elle décide de rester dans la chambre froide et de laisser le noir l’avaler. » (175)

Très grande solitude de Denver : « la solitude l’épuisait. L’épuisait littéralement » (47) En manque de tendresse, elle s’invente des amies, personnifie les objets à adorer : « Denver s’approcha de la maison, ainsi qu’elle le faisait toujours, comme une personne plutôt qu’une construction. Une personne qui pleurait, soupirait, tremblait et piquait des crises » (47)

Dans ce désert affectif et cette solitude sans nom, elle se laisse « posséder » par le fantôme de la sœur morte, l’amie rêvée parfaite : « Personne n’était capable d’apprécier la sécurité que donne la compagnie d’un fantôme » (59)

Un premier pas vers l’extérieur de sa maison « prise » par le fantôme, est l’école : « Puis le revenant avait commencé à l’irriter, à l’épuiser par ses méchants tours. C’est alors qu’elle était allée comme les autres enfants dans la maison-école de Maîtresse Jones. Dès lors, cette maison-là contint toute la colère, l’amour et la peur dont elle ne savait que faire » (147)  L’école fait tiers et amène de l’autre dans ce collage avec le fantôme et sa mère.

Puis le fantôme, chassé par Paul D, revient incarné dans un être humain qui s’introduit dans la famille (Beloved) et s’empare de l’espace vital, vampirise Denver : « Car tout vaut mieux que la faim du temps où (…) plus aucun son ne lui parvenait. Tout vaut mieux que le silence (…) Elle est prête à renoncer au plus outrancier des couchers de soleil, à des étoiles grosses comme des plats, à tout le sang de l’automne et à se contenter du jaune le plus pâle, pourvu qu’il vienne de sa Beloved » (173)

Quand Beloved revient au 124, càd quand le fantôme prend possession de l’arbre familial à travers une personne extérieure, les relations changent, les membres se dénaturent (« je ne suis pas un homme » (181) finit par dire Paul D qui pourtant auparavant avait agi de manière forte et protectrice), font des choses qu’ils n’auraient pas faites en d’autre temps et d’autres lieux : « elle m’a jeté un sort et je n’arrive pas à m’en dépêtrer » (179)

Les morts n’ont pas de sépulture : Baby Suggs n’a jamais pu enterrer ses fils : « si triste que cela soit de ne pas savoir où ses enfants étaient enterrés » (197), d’ailleurs sont -ils encore vivants ? La « géographie familiale » (197) est dispersée, la frontière entre morts et vivants n’est pas marquée, si bien que l’errance est le propre de la famille. Sethe voit aussi ses fils partir pour aller où ? A cette géographie familiale correspond une géographie interne sans balises « n’ayant jamais possédé la carte de sa géographie familiale qui lui eût permis de découvrir à quoi elle ressemblait. Savait-elle chanter ? (…) était-elle jolie ? Était-elle une bonne amie ? Aurait-elle pu être une mère aimante ? Une épouse fidèle ? Est-ce que j’ai une sœur et me ressemble-t-elle ? Si ma mère me connaissait, est-ce qu’elle m’aimerait ? » (197)

Mais peu à peu au fil des générations et des transformations, la subjectivation va pouvoir devenir possible.

Le fantôme

Le fantôme est à la fois

·       « l’esprit invisible » après que Sethe a assassiné son bébé et qui déplace des objets, manifeste sa colère

·       La jeune fille qui arrive chez Sethe et qui la vampirise.

Ces deux formes de fantôme agissent le contenu encrypté au sein du MOI de la mère.

Sethe se sent coupable par son acte lui-même déclenché dans un épisode délirant par les traumatismes successifs qu’elle a subi et que ses ancêtres ont subi. « Mon esprit n’avait pas de maison » (284) et l’esprit (le fantôme) a pris alors possession de sa maison. Le seuil de la maison marque la délimitation entre le monde des vivants (où il y a une communauté de personnes ayant un nom) et le monde encrypté (où sévit le fantôme). C’est d’ailleurs en sortant de la maison, en passant ce seuil, que Denver, sa descendante, a pu retourner au monde et colmater la brèche.

Denver hérite de la honte et de l’aspect encrypté du deuil impossible de sa mère. (voir annexe texte de Tisseron sur les fantômes de l’inconscient) et est comme possédée par le fantôme de sa sœur morte auquel elle s’identifie et auquel elle se colle. « Il n’est pas méchant mais pas triste non plus (…) esseulé et rejeté » (elle décrit le fantôme, mais c’est d’elle qu’elle parle) (26) « Je suis Beloved et elle est à moi  (…) je ne suis pas distincte d’elle» (293) Le fantôme attire à lui  toute l’énergie vitale des membres de l’arbre : « Elle appela de ses vœux le bébé fantôme, dont la colère l’excitait à présent, alors qu’elle avait coutume de la fatiguer » (26) Le fantôme est tyrannique « Elle obtenait tout ce qu’elle voulait, et lorsque Sethe fut à court de choses à lui donner, Beloved inventa des désirs » (331) « les yeux de Sethe brillants mais morts, vigilants mais vides, attentifs à tout ce qui était beloved » (334) « leur trio enrubané, endimanché, abattu et affamé, mais scellé par un amour qui épuisait tout le monde » (334)

Le fantôme est centré sur lui-même, tel Narcisse qui se mire dans l’eau du lac : « Dès le dégel, Beloved se mit à contempler son visage qui ondulait, se plissait, s’étalait, disparaissait dans les feuilles sous la surface. » (331) Tel un bébé avec sa mère « elle imitait Sethe, parlait de la même manière qu’elle, riait de son rire et utilisait son corps de la même façon, jusqu’à sa démarche, la manière dont elle bougeait les mains, soupirait par le nez, tenait sa tête (…) Denver avait du mal à les distinguer l’une de l’autre » (332) Elle est tyrannique, comme le petit tout-puissant qui reste bloqué dans sa phase structurante (individuation et identification primaire) « Lorsqu’une ou deux fois Sethe tenta de s’affirmer – d’être la mère incontestée dont la parole faisait loi et qui savait ce qui était le mieux, Beloved maltraita les objets, balaya toutes les assiettes de la table, jeta du sel sur le sol, cassa une vitre » (333)

Cette « possession » de la mère par le fantôme est de nature différente de celle qui « possède » la fille : 

·       la fille, Denver, a vécu le drame en directe, mais sans être capable de comprendre quoi que ce soit (elle était bébé)et ensuite elle a été séparée de sa mère pendant sa peine de prison. Elle a intégré la sauvagerie de sa mère et est habitée par la peur de sa violence. Elle se ferme au monde, devient sourde, et dans cette solitude, appelle de tous ses vœux sa sœur morte, sa seule amie, le fantôme. Elle s’identifie à la sœur morte car aussi finalement c’est la seule qui puisse la mettre en lien avec cette mère. Beloved est dès lors non seulement une amie, un refuge, mais aussi ce qui la relie à sa mère. Cette possession me semble donc être le résultat d’une stratégie de survie mais une partie du moi reste intacte, contrairement à la maman.

·       La possession de la mère, Sethe, par le fantôme est différente en ceci que le fantôme vient réclamer quelque chose (réclamer dans le sens anglais de « reclaim »), une reconnaissance, une place, de l’amour « Sa mère restait assise là comme une poupée de chiffon, brisée, enfin, d’avoir essayé d’aimer et de racheter » (335) La possession de Sethe par Beloved est rendue possible par la fragilité psychique due à ses traumatismes successifs et à ceux de ses ancêtres  « j’ai un arbre dans mon dos et une âme en peine dans ma maison » (29)  Elle porte littéralement sur son dos toutes les mémoires traumatiques de son arbre généalogique et elle est en peine dans sa propre maison, dans sa vie interne. Cette possession est aussi rendue possible par la honte et la culpabilité renforcée par la mise au ban de Sethe par sa communauté (cfr le Hiflosigkeit de Freud ) « Beloved l’accusait de l’avoir abandonnée » (332) « Elle troquerait sa place contre la sienne n’importe quand. Renoncerait à l’existence, à chaque minute et à chaque heure de sa vie, pour racheter une seule des larmes de Beloved » (33).

Ainsi, Beloved-le-fantôme tire progressivement Sethe du côté de la folie, alors que Denver pourra, avec l’aide d’un environnement secourable, échapper aux ravages du fantôme. On pourrait dire que Sethe est complètement happée par le fantôme qui est de nature figée, sans possibilité d’évolution, alors que Denver entretient avec Beloved un rapport fantasmatique. Le fantasme étant de nature plus mouvante peut se transformer et évoluer, le fantôme pas. Elle arrivera d’ailleurs à s’extraire de l’emprise de Beloved et à retourner du côté de la réalité, contrairement à sa mère.

Le fantôme exclut les habitants du 124, de la communauté à laquelle ils appartiennent « les voix qui entouraient le 124 comme un nœud coulant » (255). Ils se replient sur eux-mêmes. Quand Paul D arrive et chasse le fantôme, celui-ci revient sous forme humaine « Beloved » et séduit chaque membre de la maison : Sethe s’en occupe jour et nuit, Denver devient son amie inséparable et elle prend possession de Paul D sexuellement pour le séparer de Sethe. En fait ce fantôme incarné suggère que le mort innommable peut hanter les générations de vivants longtemps après. Que lorsqu’un tel fantôme habite un arbre familial, toute personne qui arrive de l’extérieur (par adoption, mariage, amitié) peut être investie de la réparation. Mais cette relation n’est jamais « juste », puisqu’elle existe à partir d’un déséquilibre, d’une injustice, d’une honte, d’une blessure etc…

Ce qui est terrible, c’est que Beloved, la jeune fille-fantôme, arrive dans la famille un jour de fête, au moment où la famille « oublie » le passé traumatique (c’est d’ailleurs une des fonctions de fêtes : chasser les esprits de la nuit, célébrer la vie et la lumière). Cela tend à suggérer que si le manque (tous les rapts successifs) est oublié pour laisser place à l’insouciance, une brèche se crée dans la limite entre les vivants et les morts, le monde des ténèbres et de l’horreur s’immisce dans le quotidien (est-ce pour cela que les personnes traumatisées restent avec une « angoisse de vigilance », comme si cette angoisse assurait le souvenir. Il ne faut pas trop se réjouir, pas lâcher-prise ?)

Il y a une gradation dans l’intensité du fantomatique :

1.      d’abord le 124 est hanté par un fantôme en mal de reconnaissance qui fait des petits tours.

2.      Puis chassé par la porte, il revient en force sous forme humaine (Beloved).

3.      Puis c’est une multitude de fantômes, « la race toute entière qui leur pesait dessus » (l’arbre dans le dos) et « les vociférations indéchiffrables qui retentissaient autour de la maison » (276). Comme si par une brèche dans l’arbre s’invitaient tous les fantômes de la lignée et de la communauté, comme si une famille se sacrifiait pour porter tous les traumas de sa communauté, une forme de bouc émissaire, de portefaix.

Seth, le pendant masculin du nom, est dans l’Egypte antique la divinité de la nuit et du sauvage. Ainsi, le nom même du personnage choisi par Toni Morrisson pour incarner cette mère abritant le fantôme en son sein, annonce déjà la fin tragique.

 

Le lent retour de la vie

Le roman pose la question : qu’est-ce qui permet le déploiement de la subjectivité et de la vitalité après le trauma ? Le roman propose comme réponse la rencontre d’une personne qui permet de

·       Être contenu (touché, rassemblé)

·       mettre en récit

·       faire l’expérience de la tendresse

·       donner corps (mettre en forme) par le rituel et l’expression créatrice

·       être secouru

Ce retour à la vie commence pour Sethe au moment où elle arrive à sauver ses enfants : « c’était une espèce d’égoïsme que je n’avais encore jamais connu. C’était bon. Bon et juste. J’étais grande, et profonde et large, et quand j’ouvrais grand les bras, tous mes enfants pouvaient s’y nicher ? J’étais large à ce point. On aurait dit que je les aimais plus encore après être arrivée ici. Ou peut-être que je ne pouvais pas les aimer comme il faut au Kentucky, parce qu’ils n’étaient pas miens à aimer « (227) (aimer présuppose une subjectivation que l’esclavage empêche). « Ne pas avoir besoin d’autorisation pour désirer – eh bien, ça c’était la liberté » (228)

L’arrivée de Paul D dont la bienveillance (« l’amour constant qu’elle vit dans ses yeux, un amour qu’il n’est pas besoin de mériter » 226) et la sécurité vont pouvoir contenir. « La seule chose qu’elle savait, c’était que la responsabilité de ses seins reposait, enfin, dans les mains de quelqu’un d’autre » (32) « Y aurait-il un petit répit -> si elle sombrait ? » (32)

Paul D appartient à son autre vie, sait ce qu’elle a vécu, est capable de créer un pont entre la passé et le présent, peut l’aider à porter le trauma, peut entendre et comprendre mieux que quiconque le vécu traumatique de l’esclavage « Le fait que Paul D soit sorti de cette autre vie pour entrer dans son lit faisait partie du meilleur ; et l’idée d’un avenir, avec ou même sans lui, commençait à lui caresser l’esprit » (66) Le fait qu’il appartienne à son autre vie est important. Ce n’est pas quelqu’un de vierge qui crée un sentiment d’étrangeté et une distance dans le couple, mais un homme qui a traversé le trauma et est arrivé de l’autre côté. Sans doute que la résilience de Paul D inspire Sethe. « Sa propre histoire qui devenait tolérable, parce que c’était aussi la sienne – à raconter, à affiner pour la raconter encore » (142). Un processus de mise en récit se met en route et Sethe peut devenir acteur de sa propre histoire.

Sethe recrute dans ses souvenirs la douceur des mains et des mots de sa belle-mère, qui est une référence de tendresse, même après sa mort : « Elle souhaita sentir les doigts de Baby Suggs lui malaxer la nuque, la remodeler , en disant : Dépose-les, Sethe. Epée et bouclier. Pose-les. Pose. A terre, l’un et l’autre. » (124) Sethe est devenue capable de recruter en elle un être secourable. On voit que cela passe non seulement par le langage, mais aussi par le corps. Remodeler, fait penser au malaxage du pain qui permettait à Sethe de refouler le passé. « Paul D lui avait restitué son corps ; il avait baisé son dos morcellé » (263)

De cette sensation corporelle d’être remodelée, elle passe à un besoin de donner corps à la disparition et à la torture de son mari, de ritualiser « le visage barbouillé de beurre de l’homme le plus doux que Dieu ait créé exigeait davantage : qu’une arche soit construite, une robe cousue. Quelque cérémonie de réparation » (125)

Là où il y avait un vide, celui du non-su (Sethe ne sait pas ce qui est arrivé à son mari), Paul D met un récit terrible concernant Halle, le mari, et en même temps il l’accueille avec sa tendre présence, si bien que Sethe peut maintenant vivre l’émotion et non la refouler : « Pourquoi maintenant, avec Paul D à la place du fantôme, craquait-elle ? Le pire était passé, n’est-ce pas ? Elle s’en était bien tirée, n’est-ce pas ? Quand le fantôme logeait au 124, elle avait réussi à supporter, à faire, à résoudre n’importe quoi. Maintenant, une allusion à ce qui était arrivé à Halle suffisait à ce qu’elle s’égare comme un lapereau qui cherche sa mère » (139). Paul D se fait réceptacle de son récit et par là-même réceptacle contenant fiable de son effondrement qui a eu lieu au moment du trauma : « Je te rattraperai, petite. Je te rattraperai avant que tu tombes. Va aussi loin au-dedans qu’il te faut aller, je te tiendrai les chevilles. Je m’assurerai que tu ressortes » (70)

La question de la mémoire est intéressante : là où le traumatique faisait trou (et occupait toute entière la mémoire, paradoxalement), Paul D et Sethe mettent un récit qui peut s’oublier « son esprit était occupé par des choses qu’elle pouvait oublier. Dieu soit loué, je n’ai pas à me ressouvenir ni à rien dire, parce que tu sais. Tout » (266)

 La tendresse de Paul D peut faire raconter et ainsi l’innommable peut être nommé. D’ailleurs c’est à ce moment que les protagonistes reçoivent des noms. Avant, ils sont appelés par un chiffre (n°6), une initiale (Paul D) ou un sobriquet (Payé Acquitté)

Mais tout ne peut pas être entendu. Que Sethe, la victime dans sa narration, se transforme en bourreau (elle tue son bébé) est inentendable. Paul D quitte mais laisse derrière lui une capacité à célébrer la vie (cfr : l’épisode des patins à glace). Avec lui, une moitié du chemin vers le retour à la vie a pu être parcouru. Mais pas entièrement. Car il s’en va et ce qui avait été contenu par lui se relâche. Ce qui retournait du côté de la vie rebascule du côté de la mort à son départ. L’histoire suggère qu’il faudra attendre que quelqu’un de l’arbre familial prenne ça en charge (et non Paul D qui était une pièce rapportée dans l’arbre) « Il n’y avait plus place pour rien d’autre ni personne jusqu’à ce que Paul D arrive, y démolisse tout, faisant de la place, la mettant sens dessus dessous, tourneboulant le mobilier, puis se plante dans l’espace qu’il avait créé » (62) Ce sens dessus dessous reviendra plus tard lorsque les 3 femmes se retrouvent seules et patinent sur le ruisseau, en recherche d’équilibre, puis boivent du lait (p242-244) (réintroduisent le lait comme liant entre les générations « je sais ce que c’est, d’être privée du lait qui vous appartient, de devoir se battre et hurler pour l’avoir » 279).A travers la danse chaotique sur la glace et une berceuse (2 productions créatrices) mère et fille « reconnaissent » Beloved, la réintroduisent dans la filiation. Plus tard encore, elles désorganisent complètement la maison pour en faire une sorte de fourre-tout sans sens ni ordre. Mais ce sont ces désorganisations successives (initiées par Paul D extérieur à la famille puis par les 3 femmes de la lignée) qui marquent la remontée hors du sauvage, mènent à l’expropriation du fantôme, et au retour à la vie.

L’expression créatrice accompagne ce retour à la vie de diverses manières :

·       La cuisine (les tartes aux mûres) (Baby Suggs)

·       La danse en patins à glace (Sethe, Denver, Beloved)

·       La chanson (Sethe)

·       La recherche des couleurs (Baby Suggs)

·       La couture et les déguisements (Sethe, Denver, Beloved)

La notion de dette dont il faut s’acquitter pour revenir à la vie et ramener l’équilibre dans la famille après le chaos du sauvage, est présente à traers tout le roman dans la personne de  Payé Acquitté. C’est un vieil esclave qui accompagne la famille depuis longtemps. C’est lui qui sera à la fois protecteur, opérateur de changement et liant dans le processus de retour à la vie de la famille :

·      C’est lui qui amène Sethe au 124 avec le bébé nouveau-né emballé dans son manteau, lors de sa fuite

·      C’est lui qui va cueillir des seaux de mûres et delà vient le désir de Baby Suggs de faire une fête. Fête qui débouche sur un rejet de la communauté qui n’a pas compris la vitalité symbolique de cette fête. Baby Suggs a « outrepassé les bornes, trop donné, les avait offensés par excès » (195)

·      C’est lui qui regarde du mauvais côté et ne voit pas les 4 blancs surgir pour récupérer Sethe et ses enfants « Baby Suggs et lui avaient failli les voir » (220)

·      C’est lui qui raconte l’histoire du crime à Paul D qui quitte Sethe, mais c’est aussi lui qui récupérera Paul dans la cave de l’église et le ramène au 124, à la fin de l’histoire.

Payé Acquitté est toujours autour de la famille avec bienveillance mais ses actes opèrent dans un contexte de violence, de rupture etc… comme si ce qui cherchait à être payé pour en être acquitté ne pouvait pas se faire par quelqu’un de l’extérieur ou peut-être que cela suggère qu’on ne peut jamais racheter la faute ou le trauma de ses ancêtres.

Du trio final grotesque et délirant, c’est Denver qui est la moins sous l’emprise du fantôme. L’histoire suggère qu’au bord de la folie, c’est le souvenir de sa grand-mère Baby Suggs qui l’aide à franchir la seuil et à retourner vers les vivants : « Se remémorant les dernières paroles de sa grand-mère, Denver restait au soleil, plantée sur la véranda, sans pouvoir se résigner à la quitter (…) Tu as dit qu’il n’y avait pas de défense – il n’y en a pas – Alors qu’est-ce que je fais ? – Tu le sais, et tu sors de la cour. Vas-y » (337)

C’est aussi le souvenir de l’école (qui a jadis fait tiers) qui va lui donner une direction. Elle y retrouve son institutrice vieillie, qui est la figure du Nebenmensch secourable de Freud: « Oh ! petite, dit Madame Jones, oh ! Ma petite ! – Denver leva les yeux vers elle. Elle ne le comprit pas sur le moment, mais ce fut le mot ma petite, prononcé doucement et avec tant de bienveillance, qui inaugura sa vie de femme en ce monde » (342) Sethe, 18 ans auparavant, avait donnéle jour à Denver, l’avait portée à sa communauté et sa famille (avec tout le poids des mémoires familiales et de la communauté des esclaves) mais c’est aujourd’hui qu’elle est mise au « monde » par l’école et qu’elle est nourrie à nouveau par une communauté où chacun porte un nom « tout au long du printemps, des noms apparurent à côté ou à l’intérieur des présents de nourriture » (343), nourriture qu’elle partage avec sa mère pour la garder en vie.

Jeanine Altounian (dans L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission) mentionne cette passation inversée de pouvoir nourricier entre les générations, dans un contexte d’héritage traumatique : « Faute de pouvoir se passer de nourriture, l’enfant doit fuir la faim que lui réserve la proximité de sa mère, mais faute de pouvoir se passer de la mère, doit ensuite la rechercher afin de la nourrir, répondre d’elle et la soigner » (p84) L’école « mère adoptive des sinistrés » (J.Altounian) offre à Denver non seulement de la nourriture et de la tendre bienveillance en la personne de son institutrice mais aussi une tiercéité étayante et  permet d’advenir au monde en se décollant de la mère possédée.

Ainsi, petit à petit, Denver redevient sujet de sa vie « c’était une pensée nouvelle , que d’avoir un moi à découvrir et à préserver » (348) et à partir de cette subjectivité peut entrer en relation avec les autres.

 


 

ANNEXE 1

 

Serge Tisseron revient sur le concept de crypte et de fantôme proposé par Abraham et Torok (ABRAHAM, N. ; TOROK M. (1978).

 L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987).

 

Serge TISSERON, Maria Torok, les fantômes de l’inconscient, Le Coq-Héron, 2006

L’approche du traumatisme par Nicolas Abraham et Maria Torok se situe dans la continuité des travaux de Sándor Ferenczi, hongrois comme eux. L’importance du clivage a été repérée en cure, par Nicolas Abraham et Maria Torok, par leur attention aux discours de leurs patients. Ils ont été frappés par l’importance, chez certains d’entre eux, des changements de rythme, d’intonation, d’accent, et même parfois de voix. Ils sont alors devenus attentifs à la manière dont un patient peut parfois parler en son nom propre, mais aussi d’autres fois, sans crier gare et sans s’en apercevoir lui-même, au nom d’un autre. Autrement dit, un patient peut parfois donner voix à quelqu’un d’autre à l’intérieur de lui. Et cela ne passe pas forcément par le discours, mais peut engager aussi les actes et les comportements.

 

Nicolas Abraham et Maria Torok ont décrit des cas particuliers de deuil impossible qu’ils ont appelés « crypte au sein du Moi ». Les cryptes sont des formes particulièrement dramatiques de perte. Dans les cas graves, les patients porteurs de crypte vont pouvoir se révéler comme des « patients cas limites », voire psychotiques.

Lorsque les patients porteurs de crypte ont des enfants, ceux-ci peuvent être affectés par ce que Nicolas Abraham a appelé un « fantôme ». Sous ce terme, il désigne les conséquences sur un sujet « du secret inavouable d’un autre ».

 

Vu le non-dit, l’enfant a du mal à comprendre et à se représenter ce qui se passe pour son parent. Pour lui, c’est flou, comme le contour des fantômes. L’enfant a affaire à une énigme, à un fantôme qu’il ne peut identifier mais qui l’interpelle.

C’est comme une énigme interdite d’élucidation. Il essaye alors tant bien que mal de s’en faire une représentation intérieure dont il a besoin pour rendre intelligible le monde intérieur de sa mère et le sien mais qu’il ne se sent pas trop avoir le droit de penser, vu l’interdit que le parent pose plus ou moins explicitement. Parfois pour comprendre, il est amené à agir ce qu’il devine être le secret de son parent.

Ce fantôme risque d’orienter les goûts et les comportements de cet enfant plus tard, même s’il ne se souvient pas des situations précises durant lesquelles ce fantôme s’est constitué. L’enfant agit le secret de son parent car le secret suinte par tous les pores de la peau de son parent.

 

 Le « fantôme » au sens de Nicolas Abraham et Maria Torok aurait la capacité de traverser les esprits des personnes qui sont proches les unes des autres un peu comme les « fantômes » des légendes médiévales ont la possibilité de traverser les murs pour s’inviter chez quelqu’un.

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L’inceste et l’incestuel, l’acte et son contexte