Exploration du phénomène d’identification à l’agresseur et de ses conséquences

L’enfant maltraité physiquement, abusé sexuellement, harcelé, sur lequel est exercé une emprise perverse vit un traumatisme cumulatif souvent démultiplié par le déni, la passivité ou la complicité de son environnement supposé le protéger (l’autre parent, le cercle familial,  par exemple). Il y a une réactivation répétée d’angoisses primitives envahissantes, le pare-excitation est débordé et cela entraîne une modification dans le fonctionnement des défenses habituelles et l’effondrement de toute l’organisation défensive. Dans cet afflux massif d’angoisse et de déréliction  intervient un  mode d’investissement de la libido le plus archaïque, c’est l’identification à l’agresseur. Il a été particulièrement étudié  par  S.Ferenczi et plus récemment par J.Dufour.

Ce qui est décrit ci-dessous peut aussi être appliqué à l’adulte.

Sans perdre de vue que chaque personne est unique et a des affects et perceptions qui lui sont propres, les auteurs ont observé plusieurs aspects de ce phénomène d’identification que ce texte propose de développer.

·      Lors de l’agression (qui est parfois répétée) l’enfant s’abandonne à la volonté de son agresseur car il est incapable de négocier le conflit. Il se clive. Une partie de lui se soumet et se sacrifie pour, malgré tout, garder l’amour de l’adulte, car sans cet amour, il se sentirait abandonné par le clan et ne pourrait survivre dans le monde. Dans ce processus de sacrifice, par introjection (= « l’inclusion par l’un, dans sa sphère interne, d’une part du monde interne de l’autre », Ferenczi), il s’approprie la responsabilité du méfait de l’autre : « c’est de ma faute ». D’autant que puisqu’il doit subir un événement qui vient faire exploser le sens et qu’il se sent extrêmement démuni et exposé, s’approprier la culpabilité (qui normalement échoit à l’agresseur) lui donnera l’illusion qu’il reprend une posture active dans toute cette passivité insoutenable et remettra un peu de sens là où il n’y en avait plus « il/elle fait ça parce que je… » et « si l’adulte est aussi celui qui est sensé m’éduquer, m’aimer et me protéger, alors, le sens de toute cette violence, c’est qu’il me fait mal pour mon bien et donc que je le mérite car je suis profondément mauvais ».

·      En même temps qu’il endosse la culpabilité de l’agresseur, il vit une honte énorme d’assister à ça. Honte de vivre toute cette violence dont il ne sait plus à qui elle appartient, à lui ou à l’autre, honte d’être dans le sauvage, là où la loi (de la société, du groupe) a été transgressée, là où le tabou (de l’inceste et du meurtre par ex.) ne protège plus du pire. La honte crée alors une sorte de complicité entre lui et l’agresseur dans le non-dit, car l’acte est innommable, inracontable. L’enfant grandit dans une très grande solitude.

Puisque ce qu’il vit est extrême et rejette l’enfant hors du monde des humains et de leurs lois, il arrive qu’il puisse éprouver une attirance face à cette puissance surhumaine qui l’a choisi. En effet, les victimes de violence extrême se coupent de leur ressenti et, dépourvues d’affect, elles se « voient » en train de vivre l’acte de violence comme si c’était quelqu’un d’autre qui le  vivait. Alors, sidérées, elles peuvent être fascinées par ce qui se déroule là, sans être capables d’agir. Cette fascination est honteuse. Là encore, elles ressentent ce qui aurait dû échoir à l’agresseur.

NB : Dans l’espace d’une séance de psychothérapie, si il entreprend une cure,  l’enfant devenu adulte raconte souvent l’événement (ou les agressions répétées et la défection de l’environnement) de manière dissociée, sans affect, « sans ponctuation » (Dufour) qui montre que le vécu est toujours là, brut, non-élaboré. Un récit déshumanisé qui remet le thérapeute dans la sidération jadis éprouvée par l’enfant. Le trauma se rejoue là devant cette scène sauvage jetée au milieu d’eux deux.  

·      Le ressenti et les sensations de l’enfant agressé sont tellement anéantissants qu’il est rejeté en marge du réel. Il n’aura de cesse de mettre en doute ses sensations, affects, perceptions « mais non, j’ai dû rêver » « ce n’est pas possible que je sois le seul à voir ça » «  si aucun adulte sensé me protéger ne valide ce que j’ai vécu, c’est que c’est moi qui invente » En même temps qu’il nie ce qu’il vient de vivre (le déni), il n’a plus confiance et n’aura plus confiance dans ses sens. L’angoisse signal (Freud) qui, chez toute personne, à partir des sens, vient avertir d’un danger (et s’estompe lorsque le danger est passé), n’est plus opérante. Elle est remplacée par une angoisse constante, une vigilance extrême, des affects paranoïdes.

·      L’enfant agressé développe  la capacité de se mettre à la place de son agresseur, aussi dans l’urgence de se détourner de la confusion et du chaos insoutenable qu’il ressent dans son effondrement intérieur : ressentir ce que l’agresseur ressent sera toujours moins douloureux que ce qui est en lui. L’identification permet d’apaiser, mais du même coup, il y a une appropriation de la violence de l’agresseur. Ce processus prend la place de la haine vis-à-vis de l’agresseur, haine salvatrice que l’enfant ne peut pas s’autoriser à ressentir car il est trop démuni et passif. Il ne peut pas détester l’autre car il se le « mettrait à dos », et serait alors banni du clan et mourrait.

·      Cette violence, ne pouvant la diriger vers l’autre, il la retourne contre lui dans une forme de masochisme. Douleur physique qu’il s’inflige car ce mal-là qu’il contrôle au moins, anesthésie l’autre douleur psychique beaucoup plus anéantissante. En grandissant, il se met souvent en échec,  se perd dans des relations mortifères, répète inlassablement le douloureux dans lequel il se meut  avec courage.

·      Car tout plutôt que de sentir l’insupportable sentiment d’abandon (abandonné par l’agresseur mais aussi et surtout par l’environnement qui tolère et valide cette horreur sans l’en protéger). S’empêcher de sentir ce qui se passe en soi et développer urgemment la capacité de sentir plutôt ce que l’autre sent (l’agresseur), lui permet aussi dans les agressions à répétition d’anticiper les coups, les brimades, les colères. Cela a pour conséquence que l’enfant devient doué d’une grande empathie pour l’autre, une capacité de capter le moindre changement d’humeur, d’ambiance et  d’anticiper ceux-ci. Il est plus « dans l’autre » qu’en lui-même. Parce que sentir à l’intérieur de soi est trop angoissant, il grandit clivé : la partie  du moi capable de « fonctionner » va prendre le dessus sur les émotions qui seront gelées (c’est-à-dire sans vie, mais aussi figées car pas nourries de toutes les connections aux pulsions, à l’imaginaire et au sens). La partie clivée qui se montre capable de fonctionner dans la société est investie par l’intellect. Ces adultes sont souvent brillants, dans une recherche de sens, de savoir, parfois mégalomane, comme s’ils cherchaient par leur intelligence de l’emporter enfin sur l’agresseur, à partir d’une puissance qui leur est propre.

Dans une position passive, ils peuvent vivre des phases de dépression (car coupés de leur pulsion désirante). Dans une position active, ils peuvent avoir des explosions de violence non mentalisée, parfois perverse.

Donc, par introjection, l’enfant s’identifie à  son agresseur ; ce mécanisme a été exploré plus haut. Mais le même mécanisme inversé se produit par la suite : par projection, l’enfant abusé exporte le danger intérieur (angoisse informe qu’il ressent à la moindre dérobade de son environnement) dans l’extérieur. C’est pourquoi devenu adulte, son réel est un réel qui le met en danger et il a le sentiment d’attirer toujours « des situations de merde » qui se répètent. Cette projection dans le monde externe d’un élément interne lui permettrait de donner une « forme » à l’angoisse informe. Car en effet, l’angoisse informe et chaotique se transforme en peur quand elle a un objet. Avoir « peur de quelque chose » donne l’illusion d’un pouvoir d’action « je peux combattre la chose qui me fait peur à partir du moment où je sais de quoi j’ai peur ». Donc les situations négatives dans lesquelles l’enfant agressé se met inlassablement au cours de sa vie pourraient être une tentative de les combattre et de les dépasser enfin en se les présentant sans cesse devant de soi.

A moins que ce ne soit pour « user » ses perceptions et les priver de leur capacité d’anéantir. Une sorte d’illusion qu’à force de vivre la même chose, il  deviendra habitué aux affects qui l’assaillent et qu’à la longue il en souffrira moins puisqu’il les a déjà souvent éprouvés ou qu’il pourra enfin anticiper le surgissement du réel traumatique qui n’a de cesse de le surprendre.

 

Sources bibliographiques

J.DUFOUR, La beauté du diable et la vérité du mal. Identification à l’agresseur, identification à l’abandonné. Revue française de psychanalyse 2009/1 (vol.73), pp.125-134

M.BERTRAND, G.BOURDELLON, l’identification à l’agresseur : argument. Revue française de psychanalyse 2009/1 (vol.73), pp.5 à 10

S.FERENCZI, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Psychanalyse IV, Œuvres complètes, 1927-1933, Paris, Payot, 1982

C.LACHAL, Le partage du traumatisme. Comment soigner des patients traumatisés. Le journal des psychologues (n° 253), 2007-2008, pp50-54

 

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